Une famille sénégalaise déchirée par la découverte du corps de son fils parmi les migrants échoués sur les côtes de la République Dominicaine
Quand BBC Afrique contacte la famille de Yacouba Tall, la voix qui se fait entendre à l’autre bout du fil exprime l’atmosphère de désolation et de détresse qui règne dans la maison mortuaire. La façon dont leur enfant est mort les déchire plus que la perte.
« Nous l’avons perdu sans rien pouvoir faire », Confie Racine Tall, l’oncle de ce jeune sénégalais dont le corps se trouve parmi les migrants retrouvés dans une barque qui a échoué sur les côtes de la République dominicaine et dont les corps étaient en état de décomposition avancée.
Les prières mortuaires ont été faites dans la maison familiale le vendredi 9 août dernier en présence des proches, dans une atmosphère lourde d’émotion. Mais la famille dit attendre toujours les autorités sénégalaises pour les formalités de rapatriement pour récupérer les restes de leur fils pour l’inhumation.
« Nous sommes déchirés par la douleur, la détresse et la tristesse. Nous avons perdu un fils, un être cher », ajoute M. Tall.
Comme la famille Tall, beaucoup d’autres aujourd’hui au Sénégal et en Mauritanie sont endeuillées par ce drame, cette scène découverte sur les côtes dominicaines avec une rare intensité tragique. Puisque les 14 corps découverts étaient en état de décomposition avancée.
Yacouba, l’unique garçon de la famille disparu dans le ventre de l’océan
Selon Racine Tall, son neveu est l’unique garçon d’une famille de quatre (04) enfants. Ses trois (03) sœurs sont actuellement dévastées par sa mort. Yacouba Tall était l’espoir de sa famille, selon l’oncle.
Il avait déjà quitté Dakar, la capitale sénégalaise, pour s’installer en Mauritanie depuis huit (08) ans. « Il y avait même fondé sa petite famille. Il faisait la couture et excellait dans son domaine », ajoute son oncle.
C’est-à-dire que, selon M. Tall, ce jeune homme qui avait 33 ans (né le 31 mai 1991 à Dakar), s’en sortait déjà bien avec son métier qu’il a appris et qu’il pratiquait bien d’ailleurs. Il donnait régulièrement de ses nouvelles à ses parents et à ses sœurs.
Mais derrière cette apparence de quelqu’un qui se sentait bien, se cache un projet qui va finir par lui coûter la vie. Celui de rejoindre à tout prix l’Europe. Pourquoi ? « On ne sait pas. Peut-être pour un lendemain meilleur », répond Racine Tall.
« On n’était pas au courant de ses démarches. Début janvier, il a parlé avec son père au téléphone, sans rien lui dire de ses objectifs et préparatifs. Mais depuis la mi-janvier, on n’avait plus de ses nouvelles. On a fait plusieurs tentatives pour le joindre », continue l’oncle du défunt.
Yacouba Tall est donc parti en laissant une femme et deux petites filles. « La dernière est née une semaine après son départ. Elle ne connaîtra jamais son père ».
« On reste à l’écoute des autorités tout en vivant notre deuil pénible », espère Racine Tall qui pense que le gouvernement sénégalais pourra tout faire pour rapatrier les restes de ces compatriotes qui ont péri dans cette barque, et que la famille aura l’occasion d’enterrer dignement son fils.
Un drame typique dans beaucoup de familles sénégalaises
De nombreuses familles sont endeuillées aujourd’hui du fait que leurs enfants décident de braver la mort en s’engageant dans cette aventure périlleuse à travers la méditerranée pour atteindre l’Europe avec l’espoir d’un lendemain meilleur.
Des côtes africaines, notamment au Sénégal, en Mauritanie, en Guinée, au Mali, etc. ces barques remplies de migrants ont pour destination très souvent les Îles Canaries, sur les côtes espagnoles.
Selon les données publiées par les autorités espagnoles, entre le 1er janvier 2024 et le 31 juillet 2024, près de 27 640 migrants ont atteint les côtes des îles Canaries à bord de 822 embarcations. Ce chiffre représente une augmentation de 12 % par rapport à la même période de l’année précédente.
« Ces chiffres effarants reflètent le désespoir croissant de notre jeunesse qui, face à l’absence de perspectives d’avenir, choisit de braver la mort dans l’espoir d’un meilleur avenir. En outre, ces migrations non sécurisées constituent une violation du Protocole de Palerme relatif à la lutte contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, auquel le Sénégal est partie », déclare Adama MBENGUE, Président Action pour les Droits Humains et l’Amitié (ADHA), une ONG basée au Sénégal.
« J’ai toujours demandé de ne pas se lancer dans cette aventure dangereuse. C’est un fléau qui fait des ravages. J’attire aussi l’attention des autorités étatiques à plus de veille et d’accompagnement dans leurs politiques de développement pour lutter contre cet exode maritime et suicidaire », souligne Racine Tall.
Ces migrants n’atteignent pas pour la plupart leur destination. Nombreux sont d’entre eux qui finissent dans le ventre de l’océan, plongeant les familles et la communauté entière dans le deuil et l’incertitude.
Très souvent, une fois au milieu de l’océan, beaucoup d’embarcations sont confrontées au problème de carburant ou de pannes techniques. Pris de panique, les passeurs abandonnent les migrants dans ces embarcations qui errent sur l’océan entrainées par les vents et les courants marins.
Ces migrants sont donc victimes du phénomène de la dérive et passent des jours voire des semaines sur la méditerranée, espérant un secours.
Finalement, privés d’eau et de nourriture, les migrants se déshydratent, s’affaiblissent et meurent l’un après l’autre dans la barque au milieu de l’océan. C’est ce qui s’est passé, selon les experts, avec cette barque retrouvée sur les côtes de la République dominicaine, remplie de corps en état de putréfaction avancée, des papiers d’identité et autres.
Les migrants victimes de « la dérive »
La dérive est un phénomène de déviation d’un navire sous l’effet des vents ou des courants marins. Cela peut se produire, selon les experts, lorsqu’un navire est désemparé en raison d’une panne de machine, d’une collision et s’échoue à une destination autre que celle qu’il avait prise préalablement.
Ces genres d’incidents se produisent généralement dans des régions maritimes où les conditions climatiques deviennent difficiles pour le trafic. Les experts notent qu’il y a en mer des « zones à éviter » reconnues officiellement par l’Organisation maritime internationale (OMI).
Un bateau au gré des courants peut mettre six, sept ou huit mois pour atteindre les Caraïbes, selon l’endroit où il s’est essoufflé, selon les experts en navigation maritime.
C’est le phénomène dont ont été victimes les migrants dont les corps en putréfaction ont été découverts sur les côtes dominicaines. Selon Helena Maleno, présidente de l’association Caminando Fronteras, la destination initiale envisagée par les passagers de cette barque était les îles Canaries. C’est la route migratoire la plus dangereuse au monde, a-t-elle déclaré sur son compte X, anciennement twitter.
Le bateau est donc resté à la dérive pendant longtemps. Peut-être qu’ils ont émis des appels de détresse, mais aucun bateau de sauveteurs n’était probablement pas dans la zone. Helena Maleno a indiqué que ces bonnes volontés ont un grand manque de moyens de recherche et de sauvetage.
La route des Canaries a toujours été meurtrière pour les migrants. Lorsqu’une barque dévie trop de sa trajectoire initiale le long des côtes africaines à cause des courants marins, et se retrouve au large, c’est une très mauvaise nouvelle pour les passagers, indiquent les experts.
Les pirogues ou les embarcations de fortune n’ont presqu’aucune chance d’être retrouvées. Les passagers sont alors condamnés à mourir de faim et de soif.
Selon l’ONG Caminando Fonteras, plus 4 800 personnes qui ont tenté de rallier les Canaries, ont péri sur cette route de janvier à mai 2024.
« La route vers les Canaries est très longue et beaucoup de bateaux, surtout ceux qui partent du Sénégal et de la Gambie, appartiennent à des pêcheurs qui connaissent la mer, mais pas la haute mer. Ils connaissent la mer en suivant la côte, comme le faisaient les Phéniciens », explique Maleno à BBC Mundo.
Selon elle, Quand on suit cette zone côtière, il y a beaucoup de problèmes parce qu’il y a beaucoup de contrôles. Il y a les garde-côtes, mais aussi l’avion de Frontex, la garde civile, la zone est très militarisée. C’est pourquoi ils décident de s’aventurer un peu plus loin dans l’Atlantique et lorsqu’ils s’y aventurent, ils sont confrontés à un énorme danger.
« Beaucoup de bateaux disparaissent parce qu’ils sont entrés dans ce no man’s land. C’est une autre chose si le bateau en bois est assez solide pour atteindre les Caraïbes. Les plus solides sont ceux qui y parviennent, mais beaucoup disparaissent parce qu’ils sont engloutis par l’Atlantique », dit-elle.
« Il faut aussi tenir compte du fait qu’il y a une zone où, si l’on s’écarte de la route, il n’y a plus de bateaux », ajoute Helena Maleno à propos de la route des Canaries, qui couvre une vaste région allant de Guelmim, au Maroc, à Ziguinchor, dans le sud du Sénégal.
C’est pour venir en aide à ces migrants en détresse en mer que des bonnes volontés s’organisent pour les secours.
Comment s’organise le secours des migrants en mer ?
La Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritime (Convention SAR) définit le sauvetage comme une « opération destinée à repêcher des personnes en détresse, à leur prodiguer les premiers soins médicaux ou autres dont ils pourraient avoir besoin, et à les remettre en lieu sûr ».
De bonnes volontés s’organisent en mer pour venir en aide aux navires en détresse, surtout les embarcations de fortune des migrants à la dérive. C’est le cas notamment de SOS Méditerranée qui a déjà organisé et sauvé plusieurs migrants ces dernières années, dont des Sénégalais et beaucoup d’autres Africains.
SOS Méditerranée offre une assistance médicale et psychologique immédiate aux rescapés. L’organisation collabore également avec d’autres navires et entités maritimes pour améliorer l’efficacité des opérations de sauvetage.
Elle dispose d’un numéro à travers lequel les embarcations en détresse peuvent la contacter. Les personnes témoins d’une situation de détresse depuis le littoral la contactent et signale le danger. Rapidement, SOS Méditerranée organise le secours.
Elle recommande aux victimes d’un danger en mer d’utiliser le canal 16 de leur radio VHF qui a une très haute fréquence. Cela leur « met directement en relation avec le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage en mer (CROSS) » de la zone. Ce qui permet une localisation plus rapide.
SOS Méditerranée dispose d’un navire, le Viking, équipé de 3 canots de sauvetage semi-rigides et d’une passerelle permettant d’observer les navires à 360°. Le bateau est également équipé d’une salle d’examen et de consultation d’urgence, une salle sage-femme, une salle d’observation avec six lits. Les personnes secourues peuvent se débarrasser du fuel et de l’eau de mer grâce à huit douches.
Selon l’ONG, « dès qu’une embarcation en détresse est localisée ou signalée, une véritable course contre la montre se déroule en mer. Deux à trois canots de sauvetage approchent l’embarcation en détresse. Le premier impératif est de calmer les occupants pour éviter les mouvements de panique qui pourraient faire chavirer l’embarcation. Un médiateur culturel multilingue les rassure puis leur donne des instructions ».
« Les gilets de sauvetage sont distribués, les individus les plus vulnérables (personnes en situation d’urgence médicale, puis les femmes et les enfants) sont transférés vers le navire à l’aide des canots de sauvetage », ajoute SOS Méditerranée sur son site.
Ensuite, les navettes se font pour ramener tous les rescapés à bord. « Dans certains cas, le sauvetage se conclut par le transfert des corps de personnes décédées pendant la traversée. Les embarcations pneumatiques sont ensuite détruites pour éviter qu’elles soient réutilisées », souligne l’association.
Chaque opération peut durer entre une et sept heures en fonction des conditions.
Almudena de Cabo a contribué à cet article.
Source: https://www.bbc.com/