“L’HORIZON EST SOMBRE POUR LE MALI”

Un ultime coup d’État au Mali ? L’arrestation, lundi, du président de la fragile transition malienne, Bah N’daw et son Premier ministre Moctar Ouane, par des militaires- les mêmes qui auraient déposé l’ancien président Aboubacar Keita — choque et crée un climat d’incertitude et de confusion générale dans un pays déjà en proie à une crise multidimensionnelle, comme en témoigne, ici, le Pr Aboubacar Maiga. Notre interlocuteur décrit le sentiment général des Maliens face à cette nouvelle situation. 

Il analyse ensuite, sur un ton pessimiste, les répercussions de ce énième coup de force au plan interne et même au-delà. Sur l’évolution de la situation, notre interlocuteur n’exclut pas une accélération fâcheuse des événements. Le pire, redoute-t-il, reste l’affrontement militaire avec des interventions étrangères lequel “compromettrait même la survie du Mali”.

Liberté : Que se passe-t-il et comment se présente la situation en ce moment au Mali ? 
Aboubacar Maiga : La situation est très confuse à Bamako actuellement. Tout s’est vite enchaîné dans la journée du lundi 24 mai. D’abord, vers 11h, les téléspectateurs maliens ont eu droit à la présentation de la liste du nouveau gouvernement par le secrétaire général de la présidence, le Dr Kalilou Doumbia, sur la télévision nationale (ORTM1). Dans les instants qui ont suivi, des commentaires et analyses sur la nouvelle équipe commençaient à peine à se propager, lorsque nous apprenons la nouvelle de l’arrestation du Premier ministre Moctar Ouane, puis du président de la transition Bah N’daw, dont les premières rumeurs disaient qu’ils avaient été conduits manu militari à la base militaire Soundiata Keïta de Kati, ville de garnison située à une quinzaine de kilomètres de Bamako. 
La raison principale avancée çà et là serait la mise à l’écart du vice-président de la transition dans le processus de constitution du gouvernement Moctar Ouane II. 
Ce qui aurait débouché sur l’éviction de deux cadors de l’ancien CNSP (Comité national pour le salut du peuple, auteur du coup d’État du 18 août 2020) de ce nouveau gouvernement : colonel Sadio Gassama et colonel Modibo Koné, tous deux de la Garde nationale, sont respectivement remplacés par deux généraux de l’armée de l’air aux postes de ministre de Défense et de celui de la Sécurité et de la Protection civile. 

Quel est le sentiment des Maliens face à ces événements ? 
Les Maliens ont mis du temps à accepter les faits, tellement le scénario paraissait ridicule et insensé aux yeux de nombre d’entre eux. À mon avis, deux mots peuvent résumer le sentiment général des Maliens : aberration et honte ! C’est peu dire que le moment est mal choisi par les putschistes, étant donné les crises économiques, sanitaires et sociopolitiques que traverse déjà le pays, lesquelles (surtout la grève persistante depuis une semaine de la principale Centrale syndicale des travailleurs-UNTM (Union nationale des travailleurs du Mali)) sont étonnamment mises en avant par les colonels pour justifier leur action. Dans le communiqué lu, hier, vers 12h, sur les antennes de la Télévision nationale (ORTM1), on a entendu le conseiller spécial du vice-président de la Transition, le commandant Baba Cissé, dire : “Le vice-président de la Transition s’est vu dans l’obligation d’agir pour préserver la charte de transition et défendre la République en vue de placer hors de leurs prérogatives le président de la Transition, son Premier ministre ainsi que les personnes impliquées dans la situation. […] (il) tient à préciser que le processus de transition suivra son cours normal et que les élections prévues se tiendront courant 2022.”  
Cela laisse naturellement deviner que le pays est sans président et sans gouvernement depuis ce jour. Il y a lieu de se demander si les arguments brandis par le colonel Goïta et sa troupe suffisent à convaincre l’opinion publique, puisque l’impression générale sous-tend que la junte a agi pour défendre les intérêts individuels de ses membres non reconduits dans le gouvernement Ouane II, au lieu et place de l’intérêt collectif (du Mali). Difficile équation que devra désormais résoudre le vice-président de la Transition qui est aux commandes du bateau Mali jusqu’à nouvel ordre.

Quelles sont les répercussions immédiates sur les plans politique et sécuritaire ?
Les répercussions immédiates sont perceptibles. C’est un scénario qui a pris de court plusieurs acteurs politiques qui se voyaient déjà profiter de l’ordre normal des événements tels qu’ils étaient en train d’évoluer. Là, tout est remis en question. 
Le gouvernement Ouane  II  n’a duré que quelques heures. En revanche, son dévoilement a laissé entrevoir les positions des uns et des autres par rapport à l’ancienne orientation des affaires. À présent, le vent semble tourner en faveur de ceux qui avaient tiré la sonnette d’alarme, en posant des conditions pour leur soutien à la transition. Je pense particulièrement ici au Mouvement du 5 juin-Rassemblement des Forces Patriotiques (M5-RFP), dont les dirigeants ont déjà, semble-t-il, eu un entretien avec les Colonels, au cours duquel la Primature leur a été accordée. 
Une manière de reconnaître leur tort (d’avoir évincé le M5 au lendemain du coup d’état du 18 août) ou simple cadeau-caution pour faire adhérer le M5 à leur ultime coup d’état ? L’autre question est de savoir si le M5 se contentera de cette offre pour renoncer à certains points de ses fameuses dix (10) conditions, comme la dissolution du Conseil national de transition (CNT), dirigé par l’autre homme fort de la junte, le Colonel Malick Diaw.  En attendant, le véritable défi à relever pour Goïta et ses hommes serait de trouver rapidement les réponses idoines aux futures sanctions de la dénommée communauté internationale, car les communiqués de condamnation tombent de partout : Cédéao, Minusma, l’UE, etc. 
L’idée d’une intervention militaire au Mali fait parallèlement son chemin dans les coulisses. Un tel scénario serait hasardeux et très désastreux de mon point de vue. Une solution entre Maliens reste la meilleure option. La fragilité du pays est tel aujourd’hui, avec toutes ces attaques au Centre, au Nord et même au Sud (dans la région de Sikasso) récemment, qu’un affrontement militaire en plein cœur de Bamako compromettrait la survie même du Mali en tant qu’État, et anéantirait tous les acquis cumulés jusqu’ici dans la résolution des différentes crises.   

Et sur le plan régional ? Le sort de l’Accord d’Alger ? 
Je pense que le sort de l’Accord d’Alger était déjà compromis avant les événements en cours. Son application semble impossible en l’état. 
Il y a des bonnes volontés de part et d’autre, mais les deux camps sont confrontés à l’arrimage des actions sur des lettres splendidement juxtaposées sur le papier. D’où l’idée d’une relecture de ce document, et peut-être même l’élargir aux groupes djihadistes. Comme cela était déjà de mise sous Bah N’daw, il s’agirait pour les futures autorités du Mali de rassembler tous les fils du pays autour de la même table pour dégager une véritable piste devant conduire au retour de la stabilité dans toutes les régions. Le véritable problème, à mon avis, c’est le manque d’audace et l’inertie dont fait montre le pouvoir central. 
Les populations des régions du Mali — surtout lointaines — ont le sentiment que les autorités de Bamako ont une attitude détachée vis-à-vis des problèmes de leurs contrées. Il faudra travailler à réinstaurer cette confiance entre Bamako et les Maliens de l’intérieur. 

Comment voyez-vous l’évolution de la situation dans les prochains jours ? 
L’horizon est sans doute sombre pour le Mali. Nous avons tous les problèmes réunis dans un seul endroit sans avoir les moyens nécessaires pour les résoudre. En face une population orgueilleuse, exigeante et impatiente, qui aspire, dans sa majorité, à une transformation radicale de la gouvernance et des pratiques, sans vouloir en supporter le fardeau et les sacrifices. 
Un ultime coup de force n’est pas à exclure dans les mois qui viennent, si les Maliens ne décident pas ensemble d’instaurer des mesures drastiques de leur interdiction définitive.
 

Entretien réalisé par : K. BENAMAR

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *